Seul contre tous : entre idéalisme et désespoir

Publié le 6 Juin 2018

Mon article précédent m’a permis de commencer une réflexion sur les idées du mouvement romantique. Je voulais m’arrêter aujourd’hui plus particulièrement sur la caractéristique suivante du héros romantique : sa tendance à s’opposer à la société et à avoir son propre système de valeurs.

Parmi les héros romantiques contemporains, j’avais cité le personnage de Gregory House de la série télévisée américaine Dr House / House MD en version originale. Ce personnage viole constamment les règles explicites et implicites de la vie en société. A longueur de journée, il fait constamment des entorses règlement de l’hôpital pour lequel il travail, au grand désespoir de sa supérieure le Dr Cuddy, et adopte un comportement qui s’écarte de ce qui est socialement accepté.

Mais le Dr House est-il pour autant un nihiliste sans valeurs ? Ou bien viole-t-il ces règles sociales afin d’obéir à un autre système de valeurs ? Il semble en effet que ce soit cette seconde proposition qui soit vraie. Aussi étonnant que cela puisse paraître pour celui qui fait une lecture superficielle de la personnalité du personnage, quand on creuse un petit peu on se rend compte qu’il est finalement très idéaliste mais à sa façon, à la manière des autres héros romantiques.

Dans la série, nous sommes invités à nous poser la question de savoir si sa motivation principale est de résoudre des énigmes médicales, comme le personnage dont il est inspiré, Sherlock Holmes, ou bien si c’est en réalité de sauver des vies. Quoiqu’il en soit, la plupart du temps que le Dr House viole des règles sociales, c’est pour atteindre l’un de ces deux objectifs. Et même quand il le fait apparemment par caprice, on peut se demander si ce n’est pas parce que sa valeur principale est celle de la franchise et par horreur du mensonge et des faux-semblants. S’il ne prend pas des gants avec ses collègues et ses patients, c’est peut-être en raison de son propre rapport à la vie. Il le dit, pour lui la vie est souffrance par nature. Il refuse de s’aveugler sur la dimension tragique de l’existence.

https://www.youtube.com/watch?v=HgXpvzt7Qg8

Si j’ai pris l’illustration du personnage de Dr House, c’est pour montrer qu’il y a des personnes qui vivent en opposition avec les règles sociales du groupe auquel elles appartiennent. Ces règles correspondraient à la définition de la « morale close » telle que l’a définie Henri Bergson dans son livre « Les deux sources de la morale et de la religion ». Ces personnes ne sont pas nécessairement sans valeurs ni morales, mais peuvent obéir à leur propre système éthique. Cette vision n’est pas ce que l’on pourrait appeler du relativisme moral car peut-être que ce que ces personnes cherchent en réalité ce serait d’atteindre des valeurs universelles.

Le héros romantique est dans la nostalgie d’une connexion perdue avec un monde idéal « le paradis perdu », il est dans la recherche d’une forme de mysticisme. L’extrême cynisme et l’idéalisme ne sont peut-être pas opposés comme on pourrait le croire, mais ce sont peut-être deux faces d’une même pièce. C’est ce qui rend Jane et Rochester dans le roman « Jane Eyre » de Charlotte Brönte ou encore Rey et Kylo Ren dans les derniers films Star Wars en réalité très similaires.

www.youtube.com/watch?v=iTi_FMS1spE

« - I drag through life a capital error. Its consequence blights my existence. For years, I've sought to escape it. This spring, I came home heart-sore and soul-withered. And I met a gentle stranger whose society revives me. With her, I feel I could live again in a higher, purer way. Tell me, am I justified in overleaping an obstacle of custom to attain her?

- There is an obstacle?

- A mere conventional impediment.

- But what can it be? If you cherish an affection, sir, then fortune alone cannot impede you.

- Yes.

- And if the lady is of noble stock and has indicated that she may reciprocate...

- Jane, of whom do you think I speak?

- Of Miss Ingram.

- I'm asking what Jane Eyre would do to secure my happiness?

- I would do anything for you, sir. Anything that was right.

- You transfix me quite. I feel I can speak to you now of my lovely one, for you've met her and you know her. She's a rare one, isn't she? Fresh and healthy, without soil or taint. I'm sure she'll regenerate me with a vengeance. »

L’idéaliste peut tomber dans le désespoir face à la différence entre ce à quoi il aspire et la réalité du monde dans lequel il vit et entrer, comme Antigone d’Anouilh dans un mode « tout ou rien » : « Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite ou mourir ! » Il y a peut-être plus de similitudes entre l’athée convaincu et le croyant mystique qu’entre celui-ci et celui qui adhère à une religion par tradition. De même, il y a beaucoup de personnes aujourd'hui qui ne posent aucune question à ce sujet et sont athées parce que tout le monde autour d'eux l'est et parce que c'est ce qui est devenu socialement accepté. Certains vivent de façon inconsciente en se laissant guider par la société à laquelle ils appartiennent tandis que d'autres choisissent de se confronter personnellement aux grandes questions existentielles. Au fond la vraie différence est peut-être dans l’intensité, la passion, la conscience.

Dans son livre « La maladie à la mort », Kierkegaard décrit les différentes formes et degrés du désespoir. Il explique que tout homme qui n’est pas dans la foi est dans le désespoir, qu’il en soit conscient ou non. Et que plus sa conscience de son désespoir augmente, plus celui-ci augmente en intensité. Il peut en arriver jusqu’au « désespoir ou l’on veut être soi-même ou désespoir-défi ». Ce qui peut faire penser à la scène du film Forrest Gump ou le lieutenant Dan défie Dieu. D’ailleurs, l’origine de la colère du lieutenant Dan contre Dieu est que celui-ci qu’il a l’impression qu’il ne l’a pas autorisé à vivre son destin, celui de mourir à la guerre comme tous ses ancêtres. Il a donc l’impression qu’il a été privé de son identité.

https://www.youtube.com/watch?v=oyjR0foanYU

« Le lieutenant venait parfois mais il me laissait faire les prières.

- Pas de crevettes.

- Qu'est-ce qu'il fout ton Dieu?

C'est drôle que le lieutenant ait dit ça car aussitôt, Dieu est arrivé.

- Tu ne couleras jamais ce bateau!

J'avais peur. Mais le lieutenant Dan, il était cinglé.

- Allez! T'appelles ça une tempête? Souffle, salopard! Une épreuve de force! Toi et moi. Viens me chercher! Tu ne couleras jamais ce bateau! »

Ce passage de la partie du livre « La maladie à la mort » concernant le désespoir-défi semble décrire de façon très troublante le personnage de Dr House et son attitude existentielle en lien avec son rapport avec la douleur causée par sa jambe qui le fait souffrir :

« Rappelons-nous : cette forme du désespoir, décrite plus haut, qu’est le désespoir du temporel ou d’une chose temporelle, on a montré qu’au fond il est et se révèle aussi du désespoir quant à l’éternité ; c’est-à-dire qu’on ne veut pas se laisser consoler ni guérir par l’éternité, qu’on attache tant de prix au temporel, que l’éternité ne peut être d’aucune consolation. Mais n’est-ce pas une autre forme de désespoir que le refus d’espérer comme possible qu’une misère temporelle, qu’une croix d’ici-bas puisse nous être enlevée ? C’est ce que refuse ce désespéré qui, dans son espoir, veut être lui-même. Mais s’il est convaincu que cette épine dans la chair (qu’elle existe vraiment ou que sa passion l’en persuade) pénètre trop profond pour qu’il puisse l’éliminer par abstraction, éternellement alors il voudra la faire sienne. Elle lui devient un sujet de scandale ou plutôt elle lui donne l’occasion de faire de toute l’existence un sujet de scandale ; par défi alors il veut être lui-même, non pas en dépit d’elle, être lui-même sans elle (ce qui serait l’éliminer par abstraction, ce qu’il ne peut, ou doit s’orienter vers la résignation), non ! il veut, en dépit d’elle ou en défiant sa vie entière, être lui-même avec elle, l’inclure et comme tirer insolence de son tourment. »

D’ailleurs dans un des épisodes de la série Dr House, il est suggéré que celui-ci pense que son talent pour résoudre les énigmes médicales est lié à sa douleur physique et psychique. Il tire le sens de son identité de ce talent comme de sa souffrance. Il veut désespérément être lui-même, un médecin de génie, lui-même avec son « épine dans la chair » (qui est une expression reprise de Saint Paul), c’est-à-dire la douleur que lui cause sa jambe malade mais aussi sa mélancolie et son inadaptation au monde. Mais c'est peut-être pour lui la seule façon d'accomplir sa vocation de soigner les autres.

 

https://www.youtube.com/watch?v=I_Ax4TUf6WU

Rédigé par L'utopique romantique

Publié dans #Romantisme

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